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Tuesday
Feb212012

La non-reconstruction à l’UEH

Un péril qui plane sur la nation

Port-au-Prince, 23 février 2012 - Deux ans après le tremblement de terre, malgré les projets conçus, les consortiums mis en place et les délégations étrangères reçues, l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) ne voit toujours pas l’ombre de « la reconstruction ». Le projet d’un campus universitaire pour réunir les 11 facultés demeure « un rêve », vieux de près de 25 ans.

Aujourd’hui, la majorité des 13,000 étudiants des facultés de l‘UEH qui se trouvent à la capitale s’entassent dans des hangars chauds. Ils déploient beaucoup d’efforts pour arriver à entendre les professeurs qui crient fort, dans le but de noyer les voix d’autres professeurs qui crient dans les hangars d'à côté.

Des étudiants sous une tente "classe" à la Faculté d'Agronomie et de Médecine Vétérinaire, située a proximité du terrain que l’UEH espère utiliser pour
construire un campus.
Photo: AKJ

Le fait que le gouvernement d’Haïti et ses « amis » ne financent pas la reconstruction de l’institution d’enseignement supérieur la plus importante et la plus vielle du pays – qui n’a pas non plus un budget de fonctionnement adéquat –  représente plus qu’un « péril » pour l’avenir d’Haïti.

Ce choix – sans oublier les omissions dont il témoigne – constitue un exemple représentatif de l’orientation globale de la « reconstruction » centrée d’avantage autour des besoins du secteur privé national et international et des « réponses » aux problèmes urgents par des « quick-fix » palliatifs. Finalement, ces omissions représentent un mépris des intérêts de la nation entière.

Le rêve d’un campus – La farce de la CIRH

Le désastre du 12 janvier 2010 a détruit neuf des 11 facultés de l’UEH de la capitale, et 380 étudiants et plus de 50 professeurs et membres administratifs à l’UEH ont disparu, selon l’UEH et une étude réalisée par Inter-university Institute for Research and Development (INURED), en mars 2010. (D’après la même étude, au moins 2,000 étudiants et 130 professeurs dans diverses institutions d’enseignement supérieur dans la région métropolitaine sont morts dans la catastrophe.)

Un des bâtiments de la Faculté de Médecine et de Pharmacie
effondré lors du séisme.
Photo: INURED

La Faculté de Linguistique Appliquée, où 350 étudiant(e)s, 18 professeur(e)s
et des personnels administratifs ont péri.
Source et photo: INURED

Néanmoins, cette tragédie a été une opportunité pour les dirigeants de l’université de l’Etat, ces derniers ayant comme charge de superviser toutes les autres institutions d’enseignement supérieur du pays. Les membres du Conseil et du Rectorat ont vu l'opportunité de réaliser un rêve vieux de 25 ans, datant de la première conférence de la Fédération Nationale des Etudiants Haïtiens (FENEH) en 1987.

« Nous avons toujours voulu un campus universitaire, nous avons beaucoup lutté pour cela », se souvient Rose Anne Auguste, ancienne dirigeante de la FENEH et aujourd’hui infirmière et activiste communautaire, dans une entrevue avec Ayiti Kale Je (AKJ) en juillet 2011.

Le Rectorat a soumis le projet à la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH), l'institution chargée d'approuver et de coordonner des projets de reconstruction – cela fait déjà plus d’une année.

« Dès sa première réunion extraordinaire, le 5 février 2010, le Conseil de l’Université a pris la décision d’aborder la problématique de reconstruction… et a pris une résolution demandant au Conseil Exécutif de prendre toutes les mesures nécessaires afin de reloger l’Université et de regrouper les facultés », précise le document du projet, obtenu par AKJ.

« Placé dans l’ensemble de la problématique de la reconstruction et de la refondation de cette nation, ce projet se définit comme un atout de premier plan dans ce qui va être entrepris pour assurer des lendemains meilleurs à notre population », ajoute le même document.

Le Rectorat proposait une étude provisoire et un budget préliminaire de $200 000 000 US pour la construction à l’Habitation Damien, à Croix-des-Bouquets (périphérie nord), du campus principal avec des édifices pour les salles de cours, bibliothèques, laboratoires, restaurants et résidences universitaires. L’objectif était de loger 15 000 étudiants et 1 000 professeurs.

Espace située au nord de la capitale haïtienne, réservée à la construction
du campus.
Crédit: le projet de l'UEH

« C’est un vieux rêve », confie Fritz Deshommes, Vice Recteur à la Recherche, dans une entrevue.

« C’est une aberration… malgré l’importance de l’UEH dans le système de l’enseignement supérieur en Haïti, cette prestigieuse institution n’a jamais eu un campus », a-t-il ajouté.

Après la soummission du projet en février, 2011, pendant des mois, le CIRH «  n’a pas répondu. Nous avons donné une copie à chaque membre du conseil [de la CIRH]… le directeur administratif nous a promis d’appeler, mais cette promesse est restée lettre morte. Et ils n’ont pas discuté du projet », déplore Deshommes.

Auguste était au courant du projet.

Fondatrice de l’Association pour la Promotion de la Santé Intégral de la Famille (APROSIFA), Auguste était membre de la CIRH, représentant (sans droit de vote) des « ONGs » haïtiennes. 

« Le projet n’a jamais été discuté en assemblée à la CIRH, bien que chaque membre en ait eu la connaissance. Néanmoins j’ai toujours fait pression à l’endroit du conseil d’administration pour qu’il soit déposé et discuté », a-t-elle dit à AKJ.

« D’après la directrice des projets, il y avait des failles techniques », renchérit-elle.

Peut-être.

Mais, la CIRH avait des failles aussi, d’après une étude réalisée par le Government Accountability Office (Bureau Gouvernemental pour la Transparence, ou GAO) des Etats-Unis d’Amérique, publiée en mai 2011.

Après une année d’existence, plusieurs projets approuvés mais non financés; deux des cinq bureaux n’avaient pas de directeur; et 22 des 34 postes clés de la CIRH étaient toujours vacants, d’après l’étude.

Bref, la CIRH n’était « pas pleinement opérationnelle…  L’absence de personnel a affecté le processus d’examen des projets ainsi que la rapidité de la communication avec les parties intéressées comme le Conseil d’administration », note le GAO.

Mais, la CIRH a bien reçu le projet.

Contacté à travers un courrier électronique le 17 octobre 2011 par AKJ, la Directrice de Projets de la CIRH à l’époque, Aurélie Boukobza, a avoué que le projet du campus était sous considération.

« Le projet est actuellement dans son circuit de revue [sic] et les délibérations relatives à son approbation n’ont pas encore été partagées », a-t-elle écrit.

« Je ne suis pas en mesure donc de discuter de ce projet avec les médias. La décision de la CIRH et du Gouvernement devrait parvenir au soumissionnaire d’ici la fin de la semaine, seulement suite à ce courrier officiel il me serait possible de parler de ce projet », a-t-elle promis.

Quatre jours plus tard, soit le 21 octobre, le mandat de la CIRH a expiré.

Silence.

Une lutte à travers les années

Deshommes ne s'étonne de ce silenceet du manque d’intérêt pour le campus.

« Le campus universitaire n’a jamais été réalisé, ceci pour des raisons d’ordre politique. Car, si tous les étudiants se réunissent en permanence dans un seul et même endroit, ils auront des conditions matérielles et nécessaires pour mieux s’organiser et faire passer leurs revendications. A ce moment là, ils seraient en mesure de tout chambarder. Les dirigeants politiques ont bien compris les enjeux de cette question. Le campus n’est pas dans leurs intérêts », d’après lui.

Comme indiqué ci-dessus, évidemment la lutte pour un campus universitaire en Haïti n’a pas commencé après le tremblement de terre. Comme l’a dit Auguste, elle date du lendemain du 7 février 1986, date de la chute de la dictature de François et Jean Claude Duvalier.

Depuis la grève des étudiants de l’Université d’Haïti en 1960, François Duvalier a établi son contrôle sur les diverses facultés. Il promulgua un décret le 16 décembre 1960 créant en lieu et place de l’ancienne Université d’Haïti une nouvelle « Université d’Etat » dont le caractère fasciste apparait clairement dans les visas et considérants : « considérant la nécessité d’organiser l’Université sur de nouvelles bases pour l’empêcher de se transformer en foyer où se développent les idées subversives… »

L’article 9, encore plus explicite, fait obligation à l’étudiant désirant s’inscrire à l’université d’obtenir un certificat de police attestant qu’il n’appartient à aucun groupe communiste ou d’association suspectée par l’Etat.

Ces étudiant(e)s de la Faculté de droit de l'UEH aux Gonaïves – qui ont invité l'ex-dictateur Jean-Claude Duvalier à s'adresser à titre de parrain de la promotion
lors de leur graduation – sont soit terriblement inculte au sujet de leur propre
histoire, soit qu'ils ne partagent pas l'esprit démocratique de leurs prédécesseurs,
soit les deux.
Photo: Le Nouvelliste

Après le 7 février 1986, un des slogans dominant de la scène était « Haïti libérée ! ».

Ce bouleversement politique qu’a connu le pays n’a pas été sans effet sur le fonctionnement du système universitaire. Tout comme les autres secteurs de la vie nationale, professeurs et étudiants à l’université revendiquaient des réformes et la construction d’un campus universitaire qui réunirait toutes les facultés éparpillées à travers la capitale.

Depuis lors, il y eut des progrès à certains niveaux – la nomme été changé, il y avait une démocratisation partielle du fonctionnement, et une amélioration au niveau de l’enseignement – mais le manque de financement a paralysé l’institution.

En considérant les budgets des dernières années, on a remarqué que l’UEH n’a jamais reçu plus de 1% à 1.3% du budget national.

De surcroit, le Plan d’Action pour le Développement et le Relèvement National (PADRN) de l’administration de René Préval a approuvé seulement $60 000 000 US pour « l’enseignement supérieur et professionnel », sur un total de $3 864 000 000 US recherchés pour la reconstruction, soit seulement 1.5% du montant total.  

L’administration du président Michel Martelly a montré des signes d’une volonté d’augmenter le budget de l’UEH. Mais, d’après AlterPresse, un membre du consortium Ayiti Kale Je, le budget préparé par l’Exécutif accorde seulement 1.5 % du montant sollicité par l’UEH. Actuellement, plusieurs dizaines de professeurs à temps partiel n’ont pas encore touché leurs salaires du semestre en cours et du semestre précédent.

« Ce budget traduit le mépris des pouvoirs publics pour la principale institution publique d’enseignement supérieur du pays et la volonté manifeste de l’affaiblir voire de l’anéantir », d’après le professeur Jean Vernet Henry, actuel recteur de l’UEH dans l’article, daté du 27 janvier 2012.

« Une course entre l’éducation et la catastrophe »

Le mépris représente davantage que ce qu’il parait ; il représente un danger, un « péril », d’après des experts.

Une étude patronnée par la Banque Mondiale en 2000 – « Peril and Promise – Higher Education in Developing Countries » (« Péril et Promesse – L’éducation supérieure dans les pays en développement ») – a déjà sonné l’alarme sur le manque d’investissement dans l’enseignement supérieur public. 

Depuis les années 80, plusieurs gouvernements nationaux et donateurs internationaux ne considéraient pas l’enseignement supérieur comme une grande priorité. Des analyses économiques, à notre avis étriquées et trompeuses, ont contribués à accréditer l’idée que l’investissement dans les universités et collèges rapporte peu en comparaison à celui dans les écoles primaires et secondaires…  

Par conséquent, les systèmes d’enseignement supérieur dans les pays en développement font face à de rudes épreuves. Ils sont continuellement sous-financés tandis que la demande ne fait qu’augmenter : près de la moitié des étudiants en études supérieures se trouve dans les pays en développement.

L’étude a fait le bilan du nombre d’étudiants inscrits et des investissements consentis dans différents pays à travers le monde (chiffres de 1995). A partir des chiffres fournis pour plusieurs pays, Ayiti Kale Je a fait une comparaison avec Haïti.

 

 

Haïti*

République Dominicaine

Nicaragua

Amérique Latine et Caraïbes

Afrique Sub-saharienne

Inscription dans les institutions de l’enseignement supérieur (pourcentage de la population en âge universitaire)

 

   1%

  22%

  12%

  18%

   3%

Pourcentage du budget d’état dédié à l’éducation

  14%

  13.2%

  N/A

  18.1%

  15.2%

Pourcentage de ce montant allant à l’enseignement supérieur

   8.25%

   9%

  N/A

  19.5%

  16.7%

* Note - Les chiffres en pourcentage du budget d’Haïti sont tirés d’une moyenne des dépenses des années fiscales 2008-2009 et 2009-2010.

 

Sans surprise, au niveau de l’inscription, Haïti est loin derrière ses voisins, et au sujet des investissements, Haïti figure parmi les derniers pays de la liste. Même la République Dominicaine, connue pour son manque d’investissement dans l’enseignement supérieur, se situe en meilleure position qu’Haïti.

Les auteurs de l’étude – un comité d’universitaires et d’anciens ministres dirigé par l’ancienne Doyenne de l’Université de Harvard et le Vice Chancelier de l’Université de Cape Town – citaient H.G. Wells pour tirer la sonnette d’alarme:

C’est une trop grande chance à laisser passer. Comme l’a dit H.G, Wells dans « The Outline of History »: « L’histoire de l’Homme se présente de plus en plus comme une course entre l’éducation et la catastrophe ».

Les « amis d’Haïti » soutiennent le secteur privé

Pendant le dossier du campus de l’Université d’Etat d’Haïti se trouvant bloqué dans les tiroirs, le gouvernement dominicain entre temps vient de construire un campus universitaire à Limonade, dans le nord du pays : l’Université Roi Henri Christophe. Pour un montant de $50 000 000 US, la construction de cet espace universitaire n’a pas dépassé 18 mois.

Et les universités et gouvernements des « pays amis » ?

Malgré les multiples conférences tenues à l'étranger et en Haïti sur des plages et dans les hôtels les plus chers du pays, malgré les promesses de plusieurs universités des Etats-Unis, à travers au moins deux consortia, malgré les promesses à la Conférence régionale des recteurs, présidents de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF)… la majorité des cours continuent à avoir lieu dans des hangars et édifices temporaires.

« Nous avons accueilli un bon nombre d’universités capables de nous venir en aide, cependant elles ne détiennent pas de ressources pour construire », a dit le Recteur Henry à la revue Chronicle of Higher Education pour un article publié en janvier dernier.

« Elles peuvent nous aider [seulement] par les moyens de programmes à distance, bourses, et échanges », ajoute le Recteur.

Un étudiant sur la cour de la Faculté d'Agronomie et de Médecine Vétérinaire,
gravement endommagée après le tremblement de terre. Plusieurs salles
de classes provisoires construites réunissent des tentes chaudes et surpeuplées.

Photo: AKJ

Entre temps, à l’Université Quisqueya, institution privée, la reconstruction avance bien. Depuis octobre, la CIRH a donné feu vert à un projet pour la Faculté de Médecine, et en plus récemment – décembre dernier – le Fonds Clinton Bush a offert $914 000 US pour le « Centre pour l’entrepreneuriat et l’innovation » qui est « une destination pour les gens d’affaires de tous les niveaux » d’après Paul Altidor du Fonds.

Le focus des « amis » est claire.

L’avenir en péril

Mais l’étude « Péril et Promesse » est claire aussi, sur la nécessité d’investir dans le secteur public de l’enseignement supérieur:

« Les marchés nécessitent des profits et ceci peut compromettre d’importantes responsabilités et opportunités au niveau de l’éducation… La triste vérité est que les grandes disparités (dans les pays pauvres) augmenteront, à cause en grande partie des progrès dans la révolution du savoir et de l’incessante fuite de cerveaux…

Ainsi, le « Task Force » [le comité] exhorte les décideurs et bailleurs de fonds (publics, privés, nationaux et internationaux) de ne pas perdre de temps. Il faut qu’ils travaillent avec les dirigeants de l’enseignement et d’autres intervenants afin de repositionner l’enseignement supérieur dans les pays en voie de développement ».

Et ce fut en 2000.

Les politiciens haïtiens, les bailleurs de fonds, les citoyens du Nord et les autres qui tentent de prendre contrôle de l’Université Roi Henri Christophe… ont-ils lu le rapport ?

Et les gouvernements passés et présents – qui ont permis et qui permit aujourd’hui la détérioration et la dénégation d’un bien commun, l'Université d'Etat d'Haïti – ont-ils été à ce point lessivés par la vague de la pensée néolibérale qu'ils ne peuvent même pas voir la catastrophe qu’ils préparent à travers la non-reconstruction ? 

Peut-être ils devraient reprendre le chemin de l’école pour apprendre d’avantage sur la notion des biens communs, si bien décrit par le professeur Ugo Mattei ? Ou pour lire l’étude du Banque Mondiale, autrement bastion de la pensée néolibérale ?

Car, si Wells était ici en Haïti aujourd’hui, son avis serait clair. Dans la course de l’histoire dans la deuxième plus ancienne république de l'hémisphère, la « catastrophe » a dépassé « l'éducation » il y a longtemps.

 

Les étudiants du Laboratoire de Journalisme de l'Université d'Etat d’Haïti, ont collaboré à cette article.

 

Ayiti Kale Je est un partenariat établi entre AlterPresse, la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS), le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA) et les radios communautaires de l’Association des Médias Communautaires Haïtiens (AMEKA).

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