8 mars 2012
Assainissement – Que reste-t-il des millions investis par les ONG ?
Le départ annoncé des ONG internationales qui assumaient la vidange régulière des latrines et toilettes mobiles installées dans les camps où croupissent encore des centaines de milliers de sinistrés fait craindre le pire. Les millions investis à ce chapitre ont jusqu’à présent permis de limiter la catastrophe humanitaire provoquée par le séisme de 2010 et l’épidémie subséquente de choléra mais pour combien de temps ?
Quelque 11 000 toilettes mobiles ont été installées par les ONG (organisations non gouvermentales) internationales dans les centaines de camps où se sont entassés jusqu’à un million et demi de sinistrés du terrible tremblement de terre de janvier 2010. Ces toilettes mobiles – fournies en grande partie par la Fondation Clinton et l’USAID à l’UNICEF, qui les a redistribuées aux diverses ONG – ont certainement contribué à améliorer les conditions de vie des sinistrés et à préserver leur santé. Mais pour bien jouer leur rôle, ces toilettes mobiles exigent une vidange quotidienne, si l’on veut garantir un minimum de salubrité, autant pour les utilisateurs que pour les riverains.
« Le vidange des latrines est complexe et problématique », reconnaît Emmanuel Schneider, porte-parole du Bureau des Nations Unies pour les Affaires humanitaires (OCHA). Les ONG ont dû passer des contrats avec les compagnies locales pour la vidange des toilettes qui coûtent en moyenne huit dollars américains par jour par toilette contre 125 dollars pour un baril de 125 gallons quand il s’agit des fosses septiques.
Considérant la multiplicité des acteurs, il est presqu’impossible aujourd’hui de calculer l’argent dépensé au cours des deux dernières années dans le secteur de l’assainissement. À chaque ONG ou agence internationale son bilan. On sait cependant que l’UNICEF a dépensé 1,4 million de dollars sur les deux années écoulées pour la vidange des toilettes mobiles. L’ONG Action contre la faim (ACF) a investi 2 millions 675 mille dollars américains dans son programme d’assainissement sur deux ans, dont une bonne partie dans les opérations de vidange. La fédération de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a déboursé, pour sa part, jusqu’à septembre 2011, quelque 50 millions de francs suisses (environ 55 millions de dollars américains) pour l’eau et l’assainissement.
« L’essentiel n’est pas de mettre l’accent sur l’argent dépensé mais sur la catastrophe sanitaire qu’on a pu éviter », nuance Moustapha Niang, responsable du service Hygiène, eau et assainissement à l’Unicef.
« Dans une période d’urgence, il fallait intervenir rapidement pour secourir les victimes. Ce sont des démarches très coûteuses, mais qui ne sont pas durables. Tout le monde le sait », soutient, de son côté, Anne Charlotte Schneider, chef de mission d’ACF en Haïti.
« Voilà pourquoi la majorité des ONG laissent les camps pour aller se concentrer sur des projets de développement», ajoute un autre fonctionnaire d’ONG sous couvert de l’anonymat.
Des latrines alignées dans le camp de Champ de mars. Photo: Moranvil Mercidieu
Chose certaine, le séisme du 12 janvier 2010 a pris tout le monde au dépourvu.
À Port-au-Prince, où seulement 17% de la population avait accès à des toilettes respectant les normes modernes de salubrité avant la catastrophe [voir Derrière l'épidémie du cholera], il était tout bonnement impensable de raccorder le million et demi de sinistrés au tout-à-l’égout, les autorités haïtiennes n’en ayant ni les moyens, ni la compétence technique. Les toilettes mobiles, bien que plus coûteuses, paraissaient la solution la plus appropriée en la circonstance, d’autant plus que certaines ONG qui avaient tenté d’aménager des toilettes semi permanentes avaient dû y renoncer, les propriétaires des terrains privés squattés par les sinistrés s’y opposant...
« Quand c’était impossible de construire des infrastructures durables, on recourait aux toilettes mobiles même si cela coûtait plus cher », confirme Peleg Charles, responsable des communications à Oxfam, qui est intervenue dans 123 camps de déplacés.
« Il y a eu des impossibilités, des refus des propriétaires et des autorités de creuser des fosses. Les toilettes mobiles ont été donc placées là où l’on ne pouvait pas creuser », confie, pour sa part, le chef de mission d’ACF.
Ainsi, les toilettes mobiles qui nécessitent une vidange quotidienne constituaient, aux yeux des responsables d’ONG, l’option la plus adaptée pour la population des camps. D’autant plus qu’il fallait faire vite… C’est aussi l’avis de l’ingénieur sanitaire Frantz Benoît, membre de l’Association haïtienne de génie sanitaire et des sciences de l’environnement. « L’assainissement en période de catastrophe est différente de l’assainissement en temps normal, affirme-t-il. Le recours aux toilettes mobiles était la chose à faire! »
Parce qu’il n’existait presque pas d’égouts sanitaires à Port-au-Prince, Benoît ne peut imaginer aucune autre solution à laquelle on pourrait avoir eu recours, à part celle des toilettes mobiles. « S’il y avait eu des égouts sanitaires, la tâche aurait été plus facile, dit-il. N’ayant trouvé aucune structure, les ONG, qui venaient nous aider, ont été obligées d’utiliser les moyens du bord. La seule critique qu’on peut leur faire, c’est sur la répartition équitable des toilettes entre les camps. »
Quand les ONG se retirent dans les camps
Une simple visite dans certains camps de Port-au-Prince et des environs montre combien la situation est préoccupante en matière d’hygiène. Beaucoup de déplacés n’ont toujours pas accès aux toilettes. Tel est le cas d’un camp de déplacés dénommé « Acra Nord » à Delmas 33.
Si, au début, les occupants de ce terrain privé ont pu bénéficier des bâches de l’ONG Samaritan’s Purse, de l’eau et des kits hygiéniques de la Croix-Rouge haïtienne, ils n’ont jamais eu droit à beaucoup plus. Pour faire leurs besoins, beaucoup de déplacés recourent à des sachets plastiques qu’ils jettent par la suite dans un ravin dans les parages du camp.
Graphique conçu par UNICEF en mars 2011, montrant, dans la première rangée, le nombre
de personnes par latrine, et, dans la dernière, le pourcentage de camps avec visible
« défécation à l'aire libre ». Les autres rangées notent les personnes par douche, et
les chiffres rélatifs aux déchets solides.
« Nous vivons dans le camp le plus maltraité de la région métropolitaine. La Croix-Rouge haïtienne et l’ONG Samaritan’s Purse nous ont supportés durant les premiers mois qui ont suivi le séisme. Mais depuis environ un an, elles se sont retirées, faute de moyens financiers. Depuis, c’est un camp jeté aux oubliettes », explique James Pierre, un jeune homme de 27 ans, vivant dans ce camp.
Le problème de latrines est vraiment criant dans certains camps de Port-au-Prince et ses environs. René Pierre-Louis, un ouvrier qui vit avec sa femme au camp Acra, peut en témoigner.
« Je n’étais pas habitué à faire mes besoins physiologiques à même le sol, c’est pourquoi un ami et moi avons creusé une fosse qu’une dizaine de familles peuvent heureusement utiliser depuis », indique le natif de Gonaïves, amer contre les autorités qui n’ont jamais visité ce camp.
Une dame dans un camp de Léogâne, expliquant comment les latrines sont
pleines et dégagent des odeurs nauséabondes. Photo: AKJ
Le retrait des ONG, qui assuraient jusqu’ici la vidange des toilettes mobiles et latrines dans les camps, n’est pas sans conséquence sur les conditions de vie des déplacés.
L’une après l’autre, les ONG annoncent leur départ des camps, invoquant le manque de fonds. La dernière en date est International Rescue Committee (IRC), qui a cessé le 30 janvier dernier ses activités ayant trait à l’eau et à l’assainissement dans 31 camps situés dans les communes de Port-au-Prince, Pétion Ville, Delmas, et Tabarre. En fait, IRC n’a fait que suivre l’exemple de beaucoup d’autres ONG – notamment Oxfam et la Croix-Rouge – qui ont transféré leurs responsabilités, soit aux comités de gestion des camps, soit à la Direction nationale de l’eau et de l’assainissement (DINEPA).
L’Action contre la faim (ACF) fera la même chose bientôt au camp du Champ-de-Mars, où elle assure encore la vidange des toilettes mobiles. « C’était un plan 2010, mais freiné avec l’apparition du choléra. Nous avons cessé nos activités dans les camps à la fin du mois d’août de l’année dernière, sauf le Champ-de-Mars. On voulait passer dans des quartiers pour des solutions plus durables », explique Schneider de l’ACF, soulignant avoir transféré les activités dans les autres camps à la DINEPA.
Mais la DINEPA a dit qu'il n'est pas conscient...
« Le seul transfert officiel enregistré à date est celui de la Fédération de la Croix-Rouge », répond l’ing. Edwige Petit, la responsable du volet assainissement à la DINEPA.
Heureusement, les deux tiers des sinistrés de janvier 2010 sont partis.
Mais un bon demi-million – exactement 490,545 personnes, selon l’Organisation Internationale de Migration (OIM) – vivaient toujours en janvier dernier dans l’un ou l’autre des 707 camps recensés à Port-au-Prince et dans les zones environnantes. Le problème, c’est que bien que leur nombre diminue, les conditions hygiéniques aussi. En décembre dernier, le pourcentage des sites vidangés a ainsi connu une baisse de 18,1% par rapport au mois précédent.
Dans leur bulletin de 18 octobre 2011, l'OCHA écrit : « Sur les 12 000 latrines installées dans les camps, 4 579 étaient fonctionnelles en août, contre 5 864 en juillet... Quelque 1 017 latrines ont été identifiées comme abandonnées. Cette situation a mené à davantage de défécation en plein air ».
En janvier, l'organisation ajoute : « 356 latrines ont besoin d’être fermées définitivement », d'après le Cluster WASH.
« Nous continuons d’accompagner les survivants du séisme dans leur quartier d’origine, souligne Schneider de l'ACF. On travaille maintenant sur un projet de latrine multifamiliale (soit 5 familles environ par latrine) avec une enveloppe de 600 000 dollars. C’est peu par rapport à ce qu’on a dépensé pour les opérations d’urgence mais c’était le prix à payer pour éviter une catastrophe humanitaire après le séisme ! »
A en croire les responsables d’ACF qui travaillent sur ce projet de latrine multifamiliale dans un quartier de Carrefour-Feuilles à Port-au-Prince, il y a un grave problème de latrines qui se pose, d’autant plus qu’il y a un manque d’espace pour les placer. « On a identifié une centaine de familles pour seulement deux latrines », confient-ils.
Deux ans plus tard, où en sommes-nous ?
Il est aujourd’hui difficile de dire si le pays a une meilleure couverture sanitaire qu’avant le séisme. Faute de données, on ne peut pas comparer les deux périodes. Il n’est cependant pas erroné de dire qu’il y a une meilleure conscience au sein de la population par rapport à l’assainissement. Il y a aussi des efforts qui méritent d’être encouragés.
C’est le cas de la construction du centre de traitement des excrétas à Morne-à-Cabri. 2 600 000 dollars américains ont été investis dans la construction de ce centre par l’UNICEF, ECHO, OCHA-CERF et la Croix-Rouge américaine. La station de Morne-à-Cabri reçoit entre 30 et 50 barils d’excrétas par jour. D’après un rapport du Cluster Wash à paraître bientôt, 17 mille mètres cubes d’excrétas y sont déjà traités depuis le lancement des opérations il y a trois mois. « Cette station d’épuration est une bonne chose pour le pays », juge l’ing. Benoît.
La station d’épuration de Morne-à-Cabri est la première dont dispose le pays. Une deuxième est en construction à Titanyen par la coopération espagnole. Stoppés suite à un conflit terrien, les travaux ont repris après la décision du président Michel Martelly de déclarer le terrain d’utilité publique.
En dépit de ces deux initiatives louables, on doit admettre que la situation du pays est préoccupante en matière d’assainissement. Une bonne partie de la population n’a toujours pas d’accès à une latrine décente ou continue de faire ses besoins physiologiques en plein air. La notion de toilettes publiques n’existe pas encore dans notre milieu. Les espaces de forte concentration humaine comme les marchés publics et les gares routières sont souvent dépourvus de toilettes. Pas étonnant que des institutions publiques ou privées comme des écoles ou des églises soient dans la même situation.
Grâce à des financements de la BID, du Fonds bilatéral, de l’UNICEF et de la Croix-Rouge américaine, dont on ignore le montant, la DINEPA a annoncé un plan d’action 2012-2014 pour augmenter la couverture sanitaire du pays. Ce plan prévoit la construction de 12 stations de traitement des eaux usées, la mise sur pied d’un programme de gestion/entretien (incluant la reconstruction/réhabilitation) de blocs sanitaires dans les lieux publics et une campagne de formation et de communication devant inciter à la construction de toilettes.
Mais, même si le plan est nécessaire et ambitieux, il ne répond pas aux défis auxquels sont confrontées les quelque 500 000 personnes vivant encore dans des camps sordides. Parallèlement à son exécution, la DINEPA et les ONG ne doivent pas perdre de vue les sinistrés en attente de relogement depuis deux ans.
Où iront-ils lorsque ils ont le besoin de « faire leur besoins ? ».
Jean Pharès Jérôme
pjerome@lenouvelliste.com
Valéry Daudier
vdaudier@lenouvelliste.com
Lisez Quand une toilette chasse l'autre
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Ce texte est réalisé avec le support du Fonds pour le journalisme d’investigation en Haïti